We use Optical Character Recognition (OCR) during our scanning and processing workflow to make the content of each page searchable. You can view the automatically generated text below as well as copy and paste individual pieces of text to quote in your own work.
Text recognition is never 100% accurate. Many parts of the scanned page may not be reflected in the OCR text output, including: images, page layout, certain fonts or handwriting.
cinea
17
Les Pages de ma Vie
par Fédor Chaliapine
La lecture des romans passionnels, la fréquentation toujours croissante des théâtres avaient pour résultat le développement excessif de mon imagination. De très bonne heure je me mis à rêver d'amour Pourtant je n'étais pas une exception. Tous mes camarades faisaient la même chose. Nous étions tous follement amoureux d'une jeune fille, Olia Borissenko, qui restait toujours froide et insensible et paraissait n'ajouter aucune attention à nos amoureux transports.
A cause d'elle j'eus même un duel.
Je me suis battu à l'épée comme il convient à un vrai chevalier Ce duel n'était pas du tout impossible à éviter mais nous étions tellement sous l'influence des romans de Dumas et de Ponson-du-Terrail que la perspective du combat nous comblait d'enthousiasme. Voici comment cela se passa.
Depuis quelques temps à notre petite bande très unie, s'était attaché un lycéen, qui volait toutes sortes d'objets chez son père, les vendait aux brocanteurs et avec l'argent gagné nous payait des consommations dans les bars. Au fond, c'était un brave type et il nous plaisait non seulement parce qu'il nous offrait à boire.
Eh bien, un jour ce garçon se permit de manquer de respect à l'égard de la dame de nos pensées. Kien de grave, à proprement parler, mais, quand on aime... Comme j'étais le plus jeune de tous et le moins séduisant, Olia accordait à moi encore moins d'attention qu'aux autres. Et pourtant c'était moi qui, ayant entendu les propos du lycéen, lui ait engagé immédiatement « de s'en aller à tous les diables ».
•'->»
Il avait l'intention de se précipiter sur moi tout de suite, mais mes amis l'empêchèrent en lui déclarant que s'il désirait obtenir une « satisfaction » il n'avait qu'à choisir n'importe qui parmi nous. Tout le monde était prêt à se battre avec lui. Il fut aussi du même avis : un duel était absolument nécessaire.
On me choisit pour cette besogne car je possédais en perfection la science d'exécuter avec une canne d'impressionnantes pirouettes théâtrales en imitant le duel de Faust et Valentin.
Il fut décidé à l'unanimité que c'était moi qui devais punir l'offenseur.
Birilov apporta deux rapières qui ornèrent durant des années les murs de sa chambre. Leurs pointes ne nous parurent pas assez aiguisées. Alors on porta les armes chez un serrurier pour les affiler. Je me rappelle elles devinrent blanches comme si elles étaient en argent. On choisit le Bois Ossokine comme endroit pour le combat. Mes amis servaient de témoins de l'un et de l'autre côté mais ils se conduisirent d'une façon irréprochable à l'égard des deux adversaires. En somme tout se passait comme dans le meilleur des romans.
— N'y mettez pas trop de zèle, nous dit l'un d'eux.
— Faites attention de ne pas frapper à mort, ajouta l'autre.
Le duel commença et prit fin en une seconde, pour ainsi dire. Après un ou deux chocs des épées, nous les enfonçâmes, sans trop d'hésitation, d'après notre fantaisie respective : moi dans l'épaule de mon adversaire, lui — dans mon front. Il eut très mal probablement car il lâcha
tout de suite la rapière et elle resta suspendue, sa pointe toujours enfoncée dans ma tête. Je l'arrachai immédiatement. Un flot de sang se mit à couler de ma blessure en inondant tout mon visage. Lui, mon adversaire, aussi avait tout le bras couvert de sang. Comme il était convenu entre nous de nous battre jusqu'au premier sang seulement, nos témoins déclarèrent notre combat achevé et se mirent à examiner nos blessures.
Mon adversaire et moi, nous nous serrâmes la main et un instant après tout le monde se dirigea vers le potager voisin pour y voler des pommes ce qui d'ailleurs n'était aucunement considéré comme un vol parmi nous.
Le soir je rentrais tout fier de mes exploits. Hélas! je fus battu d'une manière épouvantable.
Quelle horreur! Voici un homme qui revient encore tout frémissant de sentiments héroïques et au lieu de s incliner devant sa bravoure on lui enlève sa chemise et son pantalon et des grosses cordes commencent à pleuvoir sur son corps nu, c'était une humiliation insupportable. Et Olia? Lui avait-on parlé au sujet de ce duel ? Certainement, oui. Mais cela ne modifia en rien ses sentiments envers moi.
J'ai vu dans mes voyages et la belle mer Méditerranéenne et l'Océan Atlantique, mais même jusqu'à ce jour, je me souviens avec une tendresse particulière du Caban, petit lac sombre et tranquille.
(A suivre)
L. Valter, trad.