Cinéa (1922)

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14 cinea CHAGRINE, DEMOISELLE PHOTOGÉNIQUE Roman par LOUIS DELLUC — Bonjour, Chagrine! Non? C'est toi? C'est Daglan? Elle sourit d'un jeune sourire photogénique. Je crois bien qu'elle me reconnaît, mais je ne suis pas tout à fait «ùr de la reconnaître. Me l'a-t-on changée? Qui me l'a changée? Ses yeux bleus sont tellement bleus, et puis la voilà blonde comme n'oseraient pas être blonds les blés, elle qui était brune l'année dernière. Elle me semblait un peu pâle autrefois, maintenant elle est blanche, vouée à une compacte crème blanche que la lumière dure du studio pousse au mauve, avec aux coins des lèvre» des lueurs d'acier et une ombre jaune autour des yeux, et sa bouche sursaturée de carmin... — Que fais-tu ici, Chagrine? Ici, c'est le grand studio, ce monument de verre et de métal où se construisent dans les décors de bois peint, sous l'œil boiteux, — passez-moi le mot — des gros phares électriques, de sombres drames trop longs et de fines comédies muettes assez bavardes. — Eh bien! Chagrine? — Je ne m'appelle pas Chagrine. Mon nom de cinéma est Véra Johnson. Je voulais dire : « Tu veux rire? » mais elle ne rit pas — et moi non plus. Je suis content de la voir. Elle ne semble pas fâchée de la rencontre. Nous écoutons une averse de printemps qui charge sur la cathédrale usine avec un bruit bête de mitrailleuse. Il fait tiède, un peu trop tiède, dans la grande serre à cabots. Le maquillage de Chagrine a légèrement craqué près de l'œil gauche. Sa bouche s'arque de coins mélancoliques. — Tu permets que je t'appelle Chagrine encore? — OhT oui! dit-elle si vite, tellement vite, tellement empressée, que je ne sais si je lui ai fait une petite peine sotte — ou un gros plaisir. Elle s'appelait autrement le mois où je l'ai connue. Maigre, noiraude aux saignées des bras, fine, timide, mais âpre, elle hantait le petit bar de la place Blanche où l'on va entendre — parmi les rires à vocalise et les badinages aigus des dames courtchevelues — Risette chanter des thèmes sentimentaux ou faubouriens avec sa voix d'enfant Chagrine, seule dans un coin, apprenait à être « Parisienne » en passant les nuits à boire du whisky, à danser des shimmys (traîtres de chaudes rumbas) pour guérir peu à peu ses petites mains paysannes de leurs trop riches couleurs. Elle n'avait qu'un brillant insignifiant au plus insignifiant de ses doigts. Comme elle consentait à boire une coupe, ou un cocktail à la table d'un inconnu — telles le8 petites filles du Midi qu'on attire avec des calissons — nous la connûmes, et c'est l'origine de ce tutoiement permis par la mollesse des heures où l'on boit raide, du fait de la rêverie dinatoire. Tobbie me disait : — Tu devrais la faire tourner? Et moi : Si tu crois, saint homme, qu'on peut filmer toutes les jolies petites qu'on voit dans les bars... C'est vrai que, délicate, nerveuse, immobile de traits, émouvante d'yeux limpides et frais, elle avait de quoi séduire un ami des images animées. Mais est-ce qu'on sait? Et il y a si peu de place pour les deux cent quatre-vingt mille adolescentes photogéniques .. La torpeur lâche des soirs dansants de Paris me soufflait : — Cette gosse, que ferait-elle au cinéma?... Elle danse... Laisse-la danser... Elle dansera et elle plaira... A quiplaira-t-elle?... Ce n'est pas ton affaire... Un petit bout de gamine comme ça gagne sa vie, toujours, ou au moins sa côtelette de midi, et quelquefois sa limousine... Va, laissela danser... — Fais-la donc tourner, insistait Tobbie. Tu vois bien qu'elle s'ennuie. C'est pourquoi je la baptisais Chagrine. Une sorte de tristesse émanait de cette fille nerveusement loquace ou silencieuse soudain, qui dansait comme une perdue, à croire que la fièvre des bacchanales lui ravageait le cœur, et qui, brusquement, lâchait tout pour s'asseoir, l'œil loin et l'échine négligée, devant un white label and soda. Elle avait pris l'habitude de s'asseoir à ma table, parce que, là, on ne la forçait pas à parler et qu'on lui épargnait ces plaisanteries, classiques comme la Comédie Française, qui laissent (les plaisanteries, et aussi la comédie, en vérité) une espèce d amertume acidulée aux gencives. (A suivre).