Cine-Journal (Aug - Dec 1909)

— 7 les fêtes foraines encombraient les esplanades, les places et les avenues de leurs innombrables baraques, j'ai vainement chercbé, quelque part, dans les coins même les plus obscurs, ce pauvre et charmant manège de notre enfance. Je ne l'ai pas trouvé : il n'est plus qu'un souvenir, il est tellement un souvenir qu'il paraît appartenir à une époque vieille de cent années au moins; les jeunes générations ne peuvent même pas se l'imaginer, et, sans doute, si elles le pouvaient, en riraient-elles avec ironie et mépris. Il s'en est allé rejoindre dans la nuit un tas de choses disparues. Le jeu de massacres a résisté : il vit toujours, il vit mal, mais enfin il vit, et vivent le tir où l'on casse des œufs, le marchand de berlingots et la loterie où l'on gagne d'humbles sucriers. Mais le manège de chevaux de bois est mort, bien mort, à jamais mort. Ce qui l'a remplacé, ce sont des carrousels : et goûtez toute la solennité de ce mot, par comparaison avec celui de manège. Et ces carrousels sont féeriques. Inondés de lumière, ils abritent sur leurs planches toutes les bètes de la création, et ces bêtes remuent, virevoltent, s'élèvent, s'abaissent, et les voitures roulent et tanguent, et un orgue gigantesque, qui marche tout seul, assourdit le spectateur de ses airs triomphaux, et tout s'exécute scientifiquement, par la fée électrique, et le prix a joliment augmenté : ce n'est presque plus un plaisir démocratique. g K K Qui penserait qu'à propos de chevaux de bois on puisse philosopher? Mais philoso pher est souvent un exercice délicieux, et philosopher sur un sujet aussi peu philosophique est justement le propre de la philosophie. A une époque où, par l'application continuelle des inventions, tout se transforme si vite et si profondément, les plaisirs forains eux-mêmes ont obéi à cette loi du changement. J'ai entendu raconter à plusieurs mamans que leurs garçonnets ne s'amusent qu'à des jeux qui, naguère, nous auraient épouvantés, parce que nous y aurions vu la continuation de l'école et, qu'une fois hors de l'école, nous ne voulions rien taire qui fût pour la rappeler. Eux, ils s'ingénient à établir une station de télégraphie sans fil, ils s'évertuent à construire un aéroplane biplan ou monoplan, ils s'efforcent de trouver un moteur léger; la mécanique n'a pas de secrets pour eux : à leur âge, c'est effrayant, à moins que ce ne soit admirable. Leur héros, leur héros idéal, ce n'est plus le héros de roman de Jules Verne, le capitaine de quinze ans qui s'enfonce dans l'Afrique sanguinaire; ce n'est plus l'Indien de Fenimore-Cooper, la LongueCarabine ou Œil-de-Faucon; ce n'est plus le chasseur de Mayne-Reid, à qui la prairie est un royaume; ce n'est plus le capitaine Corcoran, qui apprivoise les tigresses et porte sur son dos en haut d'une colline, un canon et son affût; c'est encore moins le chevaleresque et téméraire d'Artagnan. C'est l'aviateur, c'est le chauffeur, c'est le champion. Comment voulez-vous, dès lors, qu'ils puissent aimer les chevaux de bois, s'il y en avait encore, ces chevaux de bois où il Réservé à la Maison MICHAULT & O 57, Rue Saint-Anne, 57 PARIS