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JEAN GEORGE AURIOL
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La cuisine très soignée que servait Lubitsch avec une pompeuse bonhomie dans ses salons rococo, il exultait quand il vous la voyait savourer. « Chez Ernst », on était sûr de dîner à la perfection et un gourmet n'} risquait guère que d'y retrouver souvent les mêmes sauces et assaisonnements relevés.
« Chez Ernst », rien n'a jamais cloché dans le service et le patron rectifiait d'un murmure l'attitude du personnel à la seconde où son urbanité classique allait glisser vers l'obséquiosité, ou sa bonne humeur vers l'impertinence. <> Chez Ernst », on pouvait venir souper avec sa maîtresse et rencontrer sa femme sans craindre aucun scandale. L'incident ou même le drame possible, Ernst le transformait en plaisanterie de bon ton, en farce un brin audacieuse; et la fine malice de Lubitsch faisait dire aux notabilités qui se plaisaient dans son établissement : « Ernest — les Français ou francisants l'appelaient plus commodément Ernest — pourquoi diable n'avez-vous pas embrassé la carrière diplomatique? Vous auriez fait un plénipotentiaire de premier ordre. »
Ernst souriait avec gratitude, sans un mot, d'abord, pour laisser le gentilhomme tout encombré de son compliment rétrospectivement insolent ; puis il offrait du Champagne de sa réserve personnelle à la Comtesse (ou « Ambassadrice »), enchanté de la violer de son regard de braise en lisant dans le sien quelque chose comme : « Quel maître d'hôtel il aurait fait chez moi !... Et j'aurais même pu coucher avec lui... » C'est donc elle qu'il remerciait, expliquant enfin, pour ne pas froisser ses illustres clients :
" Chacun son métier. Je ne suis qu'un artiste... » laissant entendre : si je n'étais pas ce que je suis ni où je suis, comment passeriez-vous vos soirées quand vous êtes à Vienne, non à Budapest, ou plutôt à Paris?... bref, quelque part en une contrée encore préservée de la vieille Europe, dans ce rutilant local aux murs couverts de photos de toutes les Altesses Rovales de l'époque.
Ce gros homme jovial et nerveux, pas si gros que ça du reste, était un grand bourgeois libéral qui s'était fait tout seul. Fils de bourgeois très moyens, il ne méprisait ni le paysan ni l'ouvrier, ni le petit employé qu'il avait été lui-même; il entendait simplement que tous s'endimanchent pour venir voir ses films avant d'aller danser en famille ou en bonne fortune. Lubitsch est venu à temps pour faire miroiter l'éclat d'une société menacée de disparaître parce qu'on cesse de l'aimer, et donc de la défendre. Lui l'adorait, et grâce à lui on regrettera le monde un peu bigarré et fabriqué, souriant, confortable et facile qu'il a peint avec des couleurs chatoyantes pas forcément plus fausses que l'austère gris-poussière à la mode de nos ruines; monde que l'on aura toujours la possibilité d'étudier dans ses comédies avec la satisfaction de trouver ses habitants soit ridicules, soit enviables, soit charmant?.
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