Le Film (juin 1947)

30 — Prenez garde de ne pas prendre froid, fit Yves en se levant et en allant tirer les rideaux qui fermaient les deux côtés du compartiment. Lilette, sombre, ne disait rien. — C'est égal! s’écria Solange. Sans Lilette, il partait sans nous! ... — Vous êtes une véritable Atalante! constata Théodore, qui aurait désiré extrêmement briller devant la jeune fille. Lilette, avec une toute petite pointe de perfidie, riposta : — Oh! vous savez, moi, je n’ai jamais eu besoin de me faire traîner pour arriver quelque part ! Maryse lui lança un regard aigu : — C’est que tout le monde n’est pas habitué à galoper comme vous, ma chère ! Solange se mit à rire. — N’empêche que vous êtes bien contente d’être dans le tram, à l’heure actuelle, au lieu de souffler et de tirer le pied sur la route de Saint-Palais ! Yves, impassibie, regardait le paysage. Lorsqu'ils arrivèrent, le dîner venait de sonner. — D'où venez-vous, mes enfants? demanda Mme Devoncelle, en les voyant entrer dans le hall. — De Saint-Palais, maman, répondit Lilette, en surveillant du coin de l’œil Yves et Maryse, qui causaient un peu plus loin. — Oh! Maryse! s’écria Solange, venezvous? Nous allons être en retard et je serai grondée, moi. Vous savez pourtant bien que, chez moi, on ne badine pas sur l’heure des repas ! Les deux jeunes filles habitaient en dehors de la pension de famille, à deux villas voisines, qui se trouvaient à quelques centaines de pieës des Autans. — Oui! Je viens! Attendez-moi!... Yves, ajouta-t-elle, en se tournant vers le jeune docteur, sortez-vous, ce soir ? — Et vous ? — Mais oui! — Alors, sans doute. — Bien! Je viens vous prendre à neuf heures tapant. Ça va ? — Je vous attendrai. Les deux jeunes filles s’éloignèrent. Yves s’approcha du groupe. — C'est ton flirt, cette demoiselle ? demanda brusquement le vieux professeur, en considérant son fils. Celui-ci haussa les épaules. — Si tu veux ! — Eh bien! je ne te fais pas mon compliment ! Elle a l'air d’une petite grue. Lilette l'aurait embrassé pour cette parole. Mais le jeune homme riposta, d’un ton glacé : — Je te demande pardon, papa: c'est une jeune fille très convenable, qui n’a jamais fait parler d’elle. Et, en disant cela, son regard noir s’appuya sur celui de Lilette, qui resta interdite. La conversation s'arrêta; on passait à table. Lilette, habituellement, était placée près du jeune docteur et ils bavardaient durant tout le long du repas. Mais, comme s’il obéissait à une tactique véritable, celui-ci, dès le potage, se retourna vers sa voisine, une jeune femme russe qui portait lunettes, que Lilette avait surnommée la chouette, et commença avec elle une discussion philosophicosociale qui dura jusqu’au dessert. On se leva de table et l’on passa au salon. Des conversations se nouèrent. Yves, enfoncé dans un fauteuil, parcourait un magazine. Soudain, il se leva brusquement Maryse était devant lui. — AIG! Voyez si je suis exacte ? Vous êtes prêt ? — Je vous suis. Et, comme forcé, il se tourna vers Lilette, en ajoutant avec froideur : — Venez-vous ? — Non, merci! fit-elle, le cœur très gros. Je suis lasse. : Le vieux professeur Le Gonnec avait, lui aussi, levé le nez de dessus son journal d’un air mécontent. e — Tu ne rentreras pas trop tard, j’espère ? — Mais non, papa, mais non... Les deux jeunes gens s’éloignèrent. Lilette s’approcha de sa mère et du vieux docteur. — Bonsoir ! fit-elle d’un ton las. Je vais me coucher. — Bonsoir, mon enfant ! fit-il. Vous avez raison ; vous avez l'air fatigué ... — Un peu de migraine... Bonsoir, maman !... Mme Devoncelle se leva. — Je monte aussi, ma petite fille. À demain, docteur ! Il se leva, se pencha sur la main encore très blanche et fine de la vieille dame. — Bonne nuit, chère madame. Faites de beaux rêves ! Elle sourit en branlant sa tête argentée. —Ce n’est plus de mon âge, voyezvous... Un bon repos, je n’en demande pas plus... Elles disparurent bientôt en haut de l'escalier. Le professeur Le Gonnec se leva et fit quelques pas dans le hall, l’air préoccupé. —Je me demande un peu, grommelat-il, quel jeu joue en ce moment ce grand nigaud ... J'espère bien qu'il ne va pas me donner un numéro pareil comme belle-fille ? Ah! ça, non, non!... Il jeta un regard vers la direction où avaient disparu Lilette et sa mère, et haussa les épaules : — Dire qu’il avait peut-être le bonheur sous la main, et que... Il fit une pause et conclut énergiquement, quoique in petto : — Grand nigaud ! Cependant, arrivée dans sa chambre, et après avoir souhaité bonne nuit à sa mère, Lilette s’était jetée sur son lit en sanglotant. Qu’avait-elle donc fait à la Providence pour souffrir de la sorte ? Guy, d’abord... Maintenant, Yves! Car ces quelques jours de douleur avaient suffi à lui faire voir clair en ellemême. C'était Yves qu’elle aimait, qu’elle aimait de toutes les forces de son être. Et, maintenant, il la fuyait ! Il s’affichait avec une autre, devant elle, sans penser quelle souffrance il pouvait causer ! Guy... Ah! maintenant, elle jugeait cette déconvenue bien légère... Au fond, il valait mieux que les choses aient ainsi tourné. Mais, Vves! Que croyait-il donc ? Depuis deux jours, elle s'était interrogée anxieusement. Elle n’avait pas trouvé. Et voici que la réponse du jeune homme à son père, avant dîner, avait été pour elle une révélation. Maryse n'avait jamais fait parler d’elle ! Le Film, Montréal, juin 1947 Mais c'était elle que visait cette parole ! Elle l’avait sentie, comme un coup de fouet, la cingler toute. Avec quel accent de froideur, de mépris, il avait dit cela ! Elle sentit une rougeur insupportable lui couvrir les joues, tandis qu’un grand mouvement de révolte la secouait toute. Elle gémit : — Yves!... Yves!... Le pauvre enfant croyait sentir son cœur éclater. Et personne à qui se confier ! Si! elle avait son petit cahier, qu’elle dissimulait précieusement tout au fond d’une valise. Elle le sortit et s'installa à la table, fleurie d’œillets blancs à la senteur poivrée qu’elle affectionnait. Il lui semblait qu'écrire sa peine rendrait son cœur moins lourd... 23 juillet. Pauvre petit cahier, tu ne seras donc jamais que le confident des heures de peine! Quelques pages, seulement, sont noircies, et elles ne renferment presque que de la tristesse ..… Etre triste, quand on a dix-huit ans! Cela ne devrait pas être permis... Et pourtant !... Dix-huit ans... Et je me sens si vieille, déjà ! La souffrance mûrit ..…. Dire que j ai cru ma vie finie parce que j'avais surpris l’infâmie de Guy! Je sais bien, maintenant, que ce grand désespoir n'était qu’une ombre, que les soubresauts de mon orgueil qui n’admettait pas l’abandon. Aujourd’hui, c'est bien différent. Je sens la douleur qui me ronge tellement plus profonde, plus cruelle, plus vraie. Aujourd'hui, c’est tout mon être qui souffre ; c’est une torture incessante. Il me semble que, dans ma poitrine, j’ai un grand trou saignant, une déchirure affreuse ... Yves ne m'aime donc pas! Yves me méprise ! Ah! pourrai-je survivre à une telle certitude ? Quelques jours se passèrent encore. — Qu’a donc Lilette? demanda enfin un matin Mme Devoncelle, en désignant la jeune fille, assise sur le sable avec ses camarades, de la pointe d’une de ses aiguilles à tricoter. Je ne lui trouve vraiment pas bonne mine, ce matin... Le docteur Le Gonnec la regarda et hocha la tête : — Voilà plusieurs jours que je la trouve bien pâle, en effet. Se fatiguerait-elle avec excès ? — Elle joue trop au tennis, je pense, fit la vieille dame. Elle paraît éreintée. — Ereintée ... Ereintée ... Est-ce bien le mot ? grommela le vieux professeur. La jeune fille, en attendant le bain, était étendue sur le sable chaud. Machinalement, elle s’amusait à faire glisser la poussière dorée d’une main dans l’autre, en écoutant Solange lui raconter les derniers potins de la plage. Ah! Dieu! comme elle en était loin! Pendant ce temps, Théodore cherchait sournoisement à lui glisser des coquillages dans le cou. Elle s’impatienta : — Je vous en prie, finissez ! L'autre se le tint pour dit et se tourna vers Yves, qui, à genoux devant Maryse, étendue, s’amusait à lui chatouiller le